Seule au milieu des ténèbres

Des champs de blé s'étendaient à perte de vue et suivaient les moindres caprices du vent, se balançant au doux rythme du printemps. Sous un ciel bleu sans nuage, au milieu du champ doré, elle contemplait la route au loin, une route qu'elle suivrait au petit matin et qui la ménerait surement à un village. La journée s'achevait et il lui fallait pour l'heure trouver un endroit où passer la nuit. Peut-être bien dans les hauteurs d'un arbre à l'entrée du bois qui bordait la route. Le ciel prit des teintes orangées et rougeatres à mesure qu'elle avançait. Du sang semblait se verser sur la voute céleste tandis que le soleil couchant plongeait à l'horizon. Dans la lueur du crépuscule, elle sentit son sang se glacer dans ses veines, pourtant rien ne présageait l'atmosphère enténébrée qui allait l'entourer.

Les derniers rayons du soleil qui brillait faiblement s'estompèrent. Un froid glacial s'installait doucement dans un silence angoissant. La brume s'élevait dans les airs pour s'épaissir et former un épais brouillard blanc. La jeune fille, figée comme un corps sans vie, assistait impuissante à la mise en place de ce décor inquiétant. Soudain elle entendit des bruits de sabots. Une ombre menaçante se dessinait derrière elle. Une armée de cavaliers maléfiques lancés au galop, provoquant un bruit de tonnerre tonitruant. La pensée d'être attrapée par ces ombres fut le déclic qui libéra ses jambes, lui permettant de courir à en perdre haleine pour fuir le passé qui tentait de la rattraper. Alarmée, elle avait l'impression de se noyer dans le brouillard alors qu'une force terrifiante la happait en arrière. Elle s'imagina dans un tunnel noir, et comme dans tous les tunnels noirs, elle voyait une lueur au bout qui grandissait et brusquement le halo de lumière l'enveloppa de sa chaleur rassurante. Mais la réalité était toute autre...

A ce moment même l'obscurité parut tomber autour d'elle. La stupeur la frappa, elle se retourna et jeta des regards inquiets dans toutes les directions. Comme un animal enfermé dans une cage sans la moindre échappatoire, elle était entourée par les ténèbres. Le galop retentissant avait laissé place au murmure d'un souffle glacial qui lui répétait inlassablement qu'elle était seule, qu'elle n'avait pas sa place de l'autre côté. Plaquant ses mains contre ses oreilles, la jeune fille s'efforçait d'ignorer ces murmures qui ressemblaient à des plaintes déchirantes. C'était peine perdue, les sons la pénétraient de toutes parts, lui arrachant des cris stridents de petite fille désespérée.

La brume s'était tassée pour ne former qu'une fumée près du sol, blanche et seule source de lumière. De là s'élevèrent des volutes de fumée qui prirent d'étranges formes noires. Ces ombres tourbillonnaient et semblaient commencer une danse macabre. Tournant sur elle-même, elle les observait en secouant la tête. Elle était seule, seule au milieu des ombres, le visage d'une paleur mortelle. Sur ses lèvres tremblantes se formèrent des mots de supplication, pour qu'enfin cesse ce cauchemar. Mais les plaintes s'intensifièrent, et le vent entama une mélodie lugubre pour les accompagner. Ses genoux cèderent, et elle tomba sur le sol. Les ombres se rapprochèrent et se resserrèrent autour d'elle. Elle fut saisit d'une étreinte plus forte et plus froide que l'acier... Les hurlements déchirants de la petite fille s'élevèrent au dessus de tous les autres, rendant ce tableau noir encore plus pathétique...

Recroquevillée dans ses guenilles, elle avait le terrible sentiment d'avoir été abandonnée, elle ne s'était jamais sentie aussi misérable, elle n'avait plus l'air d'une petite princesse capricieuse... Elle sentit le sol froid se dérober sous ses pieds, et elle tomba... sans rencontrer aucun obstacle, dans un gouffre sans fin, condamnée à errer pour l'éternité parmi les ombres. Elle regardait le tapis blanc s'éloigner et s'effacer au dessus d'elle, un voile noir semblait lui tomber devant les yeux, elle avait l'impression de perdre la vue, elle ne voyait plus rien... Le froid la mordait et bientôt il n'eut plus aucune emprise sur elle. Elle ne ressentait plus rien, elle tomba dans un sommeil profond. Son coeur battait faiblement, puis cessa de battre complètement...

Le soleil est déjà haut dans le ciel de midi. Sous une chaleur étouffante, seul un paysan ose sortir le bout de son nez, un vieil homme d'une cinquantaine d'années qui laboure son champ à la force de ses petits bras osseux. La misère se lit sur son visage ravagé par le temps. Sa peau est rugueuse et a pris la couleur de la terre au fil des années. Sa faux à la main, il répète les mêmes gestes depuis l'aube, travaillant dur pour nourrir une famille qu'il aurait pu avoir, s'il n'avait pas perdu la femme de sa vie... Se redressant, il pose une main sur son dos et s'étire en faisant craquer sa colonne vertébrale. Il s'éponge le front d'un revers de main, souffle un bon coup, et contemple le ciel bleu à l'horizon...

Il rêve, son esprit est ailleurs, il a le regard perdu dans le vague... quand soudain il cesse de respirer pour se concentrer en un point particulier dans le ciel. Quelque chose attire son attention, quelque chose d'inhabituel. Le vieil homme lache son outil de travail, se frotte les yeux et se rapproche, poussé par la curiosité. Et là il se retrouve figé sur place, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, il est surpris par ce qu'il voit. Devant lui, deux yeux sombres flottent dans les airs, les paupières s'ouvrent, dévoilant un regard pénétrant, puis battent des cils, comme pour s'habituer à la lumière du jour. Les clignements continuent un moment puis stoppent, un sourire satisfait fend alors le ciel bleu.

Le corps d'une jeune femme se dessine derrière une brume noire, sous les yeux du vieil homme qui pense que le soleil lui a tapé trop fort sur la tête. Elle parrait sortir tout droit d'un autre monde. Pour elle, c'est une renaissance, une libération. Pour lui, elle semble issue des ténèbres. Elle porte une tunique blanche, sa peau est d'une pâleur extrême. Des cheveux noirs aux reflets bleutés encadrent son visage diaphane et viennent gentiment reposer sur ses épaules dénudées. Elle se laisse tomber sur le champ, et sautille, trop contente de pouvoir sentir la terre sous ses petits pieds nus. Soudain, ses lèvres remuent et une voix cristalline perce le silence...

- Hmmm ? Mais où suis-je ?

Elle examine les environs. Ses yeux se plissent, elle reconnait la route bordée par des arbres, la route qu'elle n'a jamais pu atteindre. Son regard se pose ensuite sur le vieil homme qui n'a pas bougé d'un poil. Elle lève un sourcil interrogateur et attend une réponse. L'homme la fixe, pétrifié. Un démon, une fille de la nuit. Ce visage, il le reconnait. C'est elle. Non, impossible. Il secoue la tête, il n'arrive pas à y croire. Pris d'un hoquet violent, il se retourne et prend ses jambes à son cou.

- Tu tu tu tu tu... Ce qu'il est mal poli c'lui là !

Elle fronce les sourcils, apparemment contrariée. Elle s'avance tranquillement dans sa direction, lui demandant de revenir avant qu'elle ne se fache. Le vieillard a ramassé sa faux, maintenant braquée vers elle. Etonnée, elle hausse les sourcils et prend une moue dubitative.

- Tu me menaces ? Mais je t'ai fait quoi vieux con ?

Toujours ce petit brin d'arrogance et ce non respect pour les aînés, elle n'a pas changé. Exaspérée par son silence (de deux secondes...), elle l'attrape et lui fout une baffe magistrale. Sa poigne est puissante, elle le maintient à terre et le roue de coups.

- Tu vas répondre oui ?! Mais réponds ou j'te décapite !!

Trop sonné pour lui répondre, l'homme s'obstine dans son mutisme, ce qui attise la colère de la jeune femme. Elle déteste qu'on lui tienne tête, elle n'aime pas perdre, on ne lui a jamais rien refusée, à cette petite princesse capricieuse. Elle continue de le frapper, elle le giffle, puis griffe son visage, déchainée, les dents serrés, elle lève son poing et l'écrase sur le nez de l'homme qui éclate en sang. Elle s'apprête à lui asséner un autre coup lorsqu'elle perçoit un souffle rauque. Elle approche son visage du sien, tend l'oreille, et écoute.

- Bah vas-y, parle.
- Tu... Tu es...
- Je suis... ?
- Une saloperie vivante...
- Bordel du shnoc, non mais tu t'es vu ?!

A peine lui a-t-elle posé la question qu'elle sent un liquide chaud s'épencher de sa poitrine. Elle se redresse et son regard croise celui du vieillard. Il continue à la fixer, les yeux pleins de haine, son coeur crie vengeance. Il enfonce plus profondément sa faux dans le corps de cette femme... Il en est certain, c'est elle, la petite fille effrontée qui avait le même âge que lui lorsqu'elle a tué, dans un excès de folie, la femme qu'il devait épouser. Mais les années ont passé... pourquoi le temps a-t-il eu si peu d'emprise sur cette sorcière ?

- Mais merde !! Regarde ce que t'as fait !!

S'écrie-t-elle avant de lui briser la nuque. "Réponds!" L'homme est mort, mais elle s'entête... "Oh je te parle ! Réveille toi du con !" Après l'avoir secoué dans tous les sens, elle s'avoue vaincue, fronce les sourcils et relache le vieillard qui tombe sur le sol comme une poupée de chiffon. Puis, elle reporte son attention sur sa poitrine. Furieuse, elle retire sauvagement la faux. C'est chaud, c'est brûlant, elle a mal. Mais cela ne dure pas, sous son regard étonné, sa blessure se referme déjà... Elle effleure sa peau, belle, lisse, pas une seule cicatrice. Mais sa colère n'a pas disparu pour autant, le rouge sur sa belle tunique blanche est encore présent. Prise d'une crise de démence, elle entaille le cadavre à la pointe de la faux, et lorsqu'elle se calme enfin, elle se relève et s'en va rejoindre la route bordée par les arbres, faux à la main... Sur le corps sans vie du vieil homme, on peut lire, gravé dans la chair, le nom de la petite princesse.

Ishin.